Bulles en exil
Il y a quelque chose d’étrange à imaginer la Champagne… sans Champagne. Comme un feu d’artifice qu’on délocaliserait dans un hangar. Pourtant, c’est bien ce qui se passe : des grandes maisons plantent leurs piquets de vigne à quelques kilomètres de Londres, dans ce sud anglais longtemps moqué pour sa pluie et son roastbeef grisâtre.
Pourquoi ? Parce que les craies anglaises ressemblent aux craies champenoises. Même sol, même sous-sol. Et parce que le climat grimpe, doucement mais sûrement : ce qui était trop froid il y a trente ans devient, aujourd’hui, presque idéal pour y faire pétiller le chardonnay.
C’est drôle de penser que la crise climatique, cette bête qu’on redoute, ait pu devenir complice des vignes. La Champagne se réchauffe, les vendanges arrivent de plus en plus tôt, et voilà qu’une partie de son avenir pousse de l’autre côté de la Manche. On dirait une fuite discrète, comme ces couples qui gardent une valise prête sous le lit, au cas où.
Les grandes maisons, elles, flairent l’aubaine. Taittinger, Vranken-Pommery, et bientôt d’autres, s’installent là-bas comme on achète une maison secondaire. On garde le château en Champagne, mais on prépare le futur avec vue sur les falaises de Douvres. Ce n’est pas qu’une question de terroir, c’est une histoire de survie, de projection, presque de stratégie militaire.
Et puis il y a l’image. Le chic britannique, ses tailleurs trop serrés, ses clubs où l’on sert encore le gin tonic à seize heures. Les bulles françaises, un peu arrogantes, vont se frotter à cet univers et en sortiront peut-être changées. Imaginez un Champagne avec un accent cockney, ou un toast porté au mariage de Meghan et Harry, version pétillant gaulois.
En vérité, ce déplacement raconte plus que du vin. Il raconte nos frontières mouvantes. La Champagne qui se décale, l’Angleterre qui se réinvente, l’Europe qui se réchauffe. On boira demain dans un verre anglais ce que nos grands-parents réservaient aux mariages dans les Ardennes. Et peut-être que la magie y sera différente, mais présente.
Reste une question qui me hante : un Champagne, quand il n’est plus fait en Champagne, est-ce encore du Champagne ? Les juristes s’écharpent, les puristes s’offusquent, mais moi je pense surtout à la mémoire du goût. À la façon dont un vin colle à une époque, à un climat, à une chanson. Si demain mes enfants trinquent au Nouvel An avec des bulles du Kent, ce sera leur Champagne à eux. Ni moins noble, ni moins vibrant. Juste un autre chapitre.
Un peu comme quand tu écoutes une reprise : ce n’est pas l’original, mais ça peut te mettre les poils.
Et quelque part, c’est tout ce qu’on demande à un verre.
👏👏👏
RépondreSupprimerMerci beaucoup. Content que ça vous plaise
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